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Les clients font leur supermarché

Le Soir - M.G.
/ 22.10.2011
Dans cette moyenne surface située à Camden, au cœur de Londres, à deux arrêts de métro de Leicester Square et de Piccadilly Circus, on se débrouille avec les moyens du bord. C’est-à-dire avec beaucoup d’huile de coude et un peu moins de livres sterling. Ce vendredi matin, les employés en t-shirt jaune canari s’activent. Certains bossent ici tous les jours, d’autres sont venus effectuer leur « corvée ». C’est le prix à payer pour devenir copropriétaire des lieux : quatre heures de travail bénévole par mois. Et une cotisation annuelle de 25 livres (plus ou moins 29 euros). Avec, en échange, une ristourne de 10 % sur tous les achats.
Tel est le principe de cette supérette anglaise. « For the people, by the people », annonce le grand autocollant sur la façade vitrée. « J’aime les supermarchés, l’idée de pouvoir y acheter toutes sortes de produits, le fait de tout avoir sous la main… Mais j’apprécie beaucoup moins la consommation de masse ! », raconte Kate Bull, cofondatrice de l’enseigne. Son initiative part d’un constat : entre le prix initial d’un produit et les tarifs pratiqués en rayons, la différence est souvent gigantesque. « Où va l’argent ? Ni chez les producteurs ni chez les employés. J’ai bien l’impression que quelque chose ne fonctionne pas dans ce système. »
Kate Bull sait de quoi elle parle : une carrière passée comme manager chez Marks&Spencer, ça aide à comprendre l’univers de la grande distribution. Suite à sa rencontre avec Arthur Potts Dawson, chef partisan de « l’éco-restauration » qui a fait ses classes chez Jamie Oliver (et qui est, pour la petite anecdote, le neveu de Mick Jagger), tous deux décident de lancer un nouveau modèle commercial où les profits ne finiraient plus dans les caisses des grands patrons, mais dans celles du magasin et, in fine, de ses consommateurs.
Ils dénichent une surface abandonnée dans un quartier pas franchement huppé. « Mais il fallait se trouver là où les gens vivent. » Ouverture des lieux le 1er juin 2010, après un long parcours du combattant. « Au départ, nous disposions de 175.000 livres. Il nous en fallait… un million. On a créé un business plan. Dix-huit mois plus tard, toujours pas de supermarché. Tout le monde nous disait non : “Trop risqué. Trop différent” ».
Chariots, étagères, frigos… Tout le matériel nécessaire est réuni grâce à des donations. Afin de réduire les coûts de personnel – le poste financier le plus important – ils mettent en place ce système participatif. Et pour rentrer dans leurs frais, ils créent une petite série où Arthur Potts Dawson se met en scène et en vendent les droits télévisés. La sauce prend. Localement, mais sûrement. Le magasin accueille en moyenne 6.000 clients par semaine et compte 1.132 membres. « Pour que The People’s Supermarket survive, il fallait que les gens qui l’utilisent ne soient pas seulement des personnes sensibilisées à notre cause. »
Car la coopérative revêt également des accents socio-écolos. Les produits vendus proviennent autant que possible de producteurs locaux. Des étiquettes « made in Camden » le rappellent aux consommateurs. Le reste est issu de préférence d’Angleterre, au pire d’Europe. « Sauf pour les bananes ! » Contrairement à la politique généralement pratiquée ailleurs, les produits bio ne sont pas plus coûteux que leurs équivalents industrialisés, mais affichés au même tarif. « Par exemple, on vend du Coca-Cola et à côté du coca bio. De cette manière, les clients n’ont plus la contrainte du coût pour faire leur choix. Et, chez nous, on vend désormais plus de coca bio… » Quant aux prix, ils sont grosso modo identiques à ceux pratiqués dans les hypermarchés. « On fait régulièrement des relevés pour rester compétitifs. »
Heures d’ouverture (de 8 à 22 h en semaine, 10-21 h le dimanche), produits vendus, futures acquisitions, réinvestissement des profits… tout est décidé lors d’assemblées générales réunissant les membres. Par exemple, sur les étagères, on ne trouve ni cigarettes ni alcool. Juste du vin produit par un viticulteur local et contenu dans des barriques, où le client remplit lui-même sa bouteille. « Les membres ont décidé de cela afin de réduire le sentiment d’insécurité aux alentours », raconte la cofondatrice. The People’s Supermarket emploie aujourd’hui 19 personnes. Des travailleurs qui étaient tous au chômage et qui ont été formés par l’enseigne dans le cadre de projets d’intégration sociale.
Résultats au bout d’un an et demi d’expérience : 0 euro de bénéfices en 2010, 10.000 livres espérées pour 2011. Des profits qui seront réinvestis dans le magasin et non redistribués entre membres. Et les 4 heures de travail mensuel, ça fonctionne ? « Pas toujours, grimace la patronne. C’est difficile de fédérer tout le monde. » Kate Bull multiplie aujourd’hui les conférences en Europe. Car à part aux Etats-Unis (son concept s’inspire d’exemples new-yorkais), elle n’a rencontré aucune autre initiative similaire. Elle projette d’implanter son bébé dans d’autres villes anglaises. « Mais toujours en restant petits. Mieux vaut ne pas trop attirer l’attention des grands noms de la distribution… »