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"Mes 6.600 restos pour le guide Michelin"

Sudpresse - P.N.
/ 5.09.2011
On les imagine à l’image de Charles Duchemin, l’incroyable personnage joué par Louis de Funès dans l’Aile ou la cuisse. Justement, ce film a bouleversé la vie de Paul Van Craenenbroeck. “ J’ai postulé comme inspecteur aux guides Michelin le lendemain du passage de l’Aile ou la cuisse à la télé ”, explique l’homme qui, à l’époque, était traiteur avec son épouse, à Auderghem. “ Nous étions à la tête de La Ripaille. Nous travaillions notamment pour Côte d’Or, Bayer et les particuliers. Malheureusement, mon épouse est tombée malade. Il a fallu changer d’orientation. C’est un ami qui m’a prévenu que Michelin cherchait une personne. J’ai écrit qu’après avoir été un bon braconnier, pourquoi ne pourrais-je pas devenir un bon garde-chasse? ”
Il faut... aimer manger
Et c ’est comme cela que Paul est entré. En tout, il aura passé 22 ans chez Michelin, dont 17 comme rédacteur en chef “ Avec mes trois inspecteurs, nous couvrions l’ensemble du Benelux. Pour vous donner une idée d’une journée type, c’était: hôtel le matin, suivi par quatre visites, un restaurant à midi, quatre autres visites, puis un restaurant le soir, à l’hôtel où nous dormions ou à l’extérieur. Tout cela 5 jours sur 7, pendant 7 mois. Le reste du temps était consacré à l’écriture du guide, à l’administratif ”.
En effectuant un calcul rapide, on arrive à près de 6.600 restaurants visités en 22 ans! Du haut de son mètre soixante, on se demande comment Paul a pu tenir. “ Il faut d’abord aimer manger. Et de tout ”. Il faut aimer boire aussi, du vin. “ C’est vrai que nous en buvions entre 50 centilitres et 75 centilitres par jour de travail. Et pourtant, je n’ai jamais dû souffler dans un ballon. J’ai bien été arrêté une fois dans les Ardennes mais j’ai pu détourner la conversation en demandant où se trouvait un établissement que je devais visiter. Dernièrement, en revenant de Narbonne, à une sortie d’autoroute, j’ai été arrêté par un policier qui m’a demandé si j’avais bu. Je lui répondu: “ quelques verres de Corbières ”. Il m’a répondu que je devais continuer à boire du vin de la région et il m’a laissé partir ”. Paul précise qu’il a une bonne capacité et qu’il boit beaucoup d’eau, aussi. “ Et quand je travaillais, j’évitais les digestifs, les apéritifs... ”
Le travail, justement. Jamais il ne s’est pris pour un James Bond. Jamais il ne s’est déguisé. “ Les restaurateurs nous connaissent et jamais je n’ai eu de problème, même quand je revenais dans un restaurant où je venais de lui retirer une étoile. Si elle avait été retirée, le propriétaire en connaissait très souvent la raison bien avant notre passage. La gastronomie, c’est un peu comme le football. Vous avez des joueurs qui évoluent en division 1 puis, avec le temps, qui rétrogradent avant d’arrêter leur carrière. Le métier de cuisinier dure plus longtemps mais il est tout aussi physique et, en plus, il demande de l’intelligence ”.
20 inspecteurs? Foutaises
Pendant ces longues années passées chez Michelin, il en a formé, des inspecteurs. “ Au début, je les laissais manger ce qu’ils voulaient: des mets qu’ils n’avaient jamais goûté, du foie gras, du caviar... quand ils étaient sevrés, je commençais leur éducation au goût en leur faisant manger des aliments qu’ils n’aimaient pas. Des huîtres, par exemple, ils apprenaient à les apprécier en les goûtant avec du champagne, du beurre d’escargot. L’important, c’est de savoir que même quelque chose qu’on n’aime pas peut nous paraître bon, à condition de goûter le meilleur ”.
S’il ne disposait que de trois inspecteurs pour tout le Benelux, c’est qu’il y avait une raison pécuniaire. “ Chaque mois, un inspecteur dépensait 3.000€ en hôtels et en restaurants. il ne faut pas oublier qu’ils étaient salariés par Michelin. Ils avaient donc aussi une auto, un téléphone... les guides annonçant qu’ils travaillent avec 20 inspecteurs, ce n’est pas vrai. C’est impayable ”.
“ Impayable ”. Et les inspecteurs, étaient-ils “ achetables ”? “ Une seule fois, j’ai reçu un chèque d’un restaurateur qui m’avait envoyé 5.000 FB (125€). Au bureau, en plus! Je me suis présenté chez lui en l’avertissant qu’il n’avait plus intérêt à faire cela, sinon il était rayé du guide. Je ne dis pas que certains inspecteurs ont pu recevoir une coupe de champagne, mais cela s’est arrêté à ça ”.
Les inspecteurs visitaient chaque restaurant tous les deux ans. Le retrait d’un macaron était l’équivalent d’une grosse perte. “ On a écrit qu’une étoile, c’était 25% de chiffre d’affaires en plus ”, précise Paul Van Craenenbroeck qui a conservé des amis, dans le monde des restaurants. “ Je suis retourné dernièrement à Bruxelles pour y régler des détails concernant ma pension. Je me suis fait un plaisir à retourner dans plusieurs restaurants qui offrent toujours une excellente cuisine ”.
La fin des découvertes
Agé de 65 ans, il ne travaille plus depuis fin 2004. “ J’ai encore participé au guide Benelux 2005 mais j’ai ensuite pu bénéficier d’une pré-retraite. Nous vivons près de Perpignan. ma fille a fait ses études d’œnologie à Montpellier. Elle travaille aujourd’hui à la maison des vignerons à Narbonne. Nous avons un petit-fils et nous voulions le voir souvent. Au lieu de nous farcir 1.200 km, on en fait 68 aujourd’hui pour le voir ”.
Conseillerait-il aujourd’hui aux lecteurs d’acheter le guide rouge Michelin s’ils partent en vacances? Une question délicate. “ Cela a beaucoup changé. Dans mon livre, je règle d’ailleurs mes comptes avec certains. Avant, on proposait dans le Michelin des adresses méconnues, situées dans des endroits introuvables. Des adresses que les gens auraient mis 10 ans pour les découvrir si on ne l’avait pas fait pour eux. Aujourd’hui, c’est fini tout ça et c’est dommage ”.
Paul déteste aussi les émissions de téléréalité parlant de gastronomie. “ Ce n’est pas de la gastronomie, c’est du show. Ces émissions n’incitent pas les gens qui la regardent à prendre une heure par jour pour faire vraiment de la cuisine ”. Il ne comprend pas comment quelqu’un qui gagne une de ces émissions ou qui participe peut décrocher directement un macaron dès qu’il ouvre son restaurant. “ Une étoile, cela se mérite. Cela prend du temps ”.
Un lunch chez l’étoilé
Paul a été formé, à, l’instar de son épouse, à l’école hôtelière de Namur... mais, rayon cuisine, ils sont fort différents. “ Quand je me lève, je ne sais jamais ce que je mangerai. Cela dépend des circonstances, de ce que je trouve en faisant mon marché. Je pense à cette belle canette que j’ai accompagnée de raisins. Mon épouse, elle, préfère prévoir ”.
Mais il l’emmène souvent au restaurant. Son conseil: “ Allez plutôt manger un lunch dans un étoilé. Il ne faut pas avoir peur. Cela coûte moins cher que d’aller dans un petit restaurant où on ne sait pas comment on sera servis. Cela me coûte 29€, vin et café compris. Et en plus, je parle de ma chance, on mange au bord de la mer ”.